La nuit du carrefour - Simenon
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— C’est mauvais !… déclara-t-elle avec un haut-le-cœur. Mais pourquoi ne fermez-vous pas cette fenêtre ?… J’ai peur… Vous n’avez donc pas de pitié ?…
Il la ferma soudain, avec humeur, examina Else des pieds à la tête, en homme qui va se fâcher.
C’est alors qu’il la vit pâlir, que les prunelles bleues se brouillèrent, qu’une main se tendit pour trouver un appui. Il eut juste le temps de se précipiter vers elle, de passer un bras derrière la taille qui ployait.
Doucement, il la laissa glisser sur le plancher, souleva les paupières pour regarder les yeux, saisit d’une main le verre à bière vide qu’il renifla et qui dégageait une odeur amère.
Il y avait une cuiller à café sur le guéridon. Il s’en servit pour desserrer les dents d’Else. Puis, sans hésiter, il enfonça cette cuiller dans la bouche, en touchant avec obstination le fond de la gorge et le palais.
Il y eut quelques contractions du visage. La poitrine fut soulevée par des spasmes.
Else était étendue sur le tapis. Une eau fluide lui coulait des paupières. Au moment où sa tête penchait de côté, elle eut un grand hoquet.
Grâce à la contraction provoquée par la cuiller, l’estomac se dégageait. Un peu de liquide jaunâtre tachait le sol et quelques gouttes perlaient sur le peignoir.
Maigret prit le broc d’eau sur la toilette, en mouilla tout le visage.
Il ne cessait de se tourner vers la fenêtre avec impatience.
Et elle tardait à revenir à elle. Elle gémissait faiblement. Elle finit par soulever la tête.
Elle se dressa, confuse, encore vacillante, vit le tapis maculé, la cuiller, le verre à bière.
Alors elle sanglota, la tête dans les mains.
— Vous voyez que j’avais raison d’avoir peur !… Ils ont essayé de m’empoisonner… Et vous ne vouliez pas me croire !… Vous…
Elle sursauta en même temps que Maigret.
Et tous deux restèrent un bon moment immobiles, à tendre l’oreille.
Un coup de feu avait éclaté, près de la maison, dans le jardin sans doute. Il avait été suivi d’un cri rauque.
Et, du côté de la route, un coup de sifflet strident se prolongeait. Des gens couraient. La grille était secouée. Par la fenêtre, Maigret distingua les lampes électriques de ses inspecteurs qui fouillaient l’obscurité. A cent mètres à peine, la fenêtre des Michonnet, et Mme Michonnet qui arrangeait un oreiller derrière la tête de son mari…
Le commissaire ouvrit la porte. Il entendait du bruit au rez-de-chaussée. C’était Lucas qui appelait :
— Patron !
— Qui est-ce ?
— Carl Andersen… Il n’est pas mort… Voulez-vous venir ?…
Maigret se retourna, vit Else assise au bord du divan, les coudes sur les genoux, le menton entre les deux mains, regardant fixement devant elle, tandis que ses dents se serraient et que son corps était agité d’un tremblement convulsif.
VII
Les deux blessures
On transporta Carl Andersen dans sa chambre. Un inspecteur suivait, portant la lampe du rez-de-chaussée. Le blessé ne râlait pas, ne bougeait pas. Quand il fut étendu sur son lit, seulement, Maigret se pencha sur lui, constata qu’il avait les paupières entrouvertes.
Andersen le reconnut, parut moins accablé, murmura en étendant la main vers celle du commissaire :
— Else ?…
Elle se tenait sur le seuil de sa chambre, les yeux cernés, dans une attitude d’attente anxieuse.
C’était assez impressionnant. Carl avait perdu son monocle noir et à côté de l’œil sain qui était fiévreux, mi-clos, l’œil de verre gardait sa fixité artificielle.
L’éclairage au pétrole mettait partout du mystère. On entendait des agents qui fouillaient le parc et remuaient le gravier.
Quant à Else, c’est à peine si elle osa s’avancer vers son frère, toute raide, quand Maigret le lui ordonna.
— Je crois qu’il est salement touché ! fit Lucas à mi-voix.
Elle dut entendre. Elle le regarda, hésita à s’approcher davantage de Carl qui la dévorait des yeux, tentait de se soulever sur son lit.
Alors elle éclata en sanglots et sortit de la pièce en courant, rentra chez elle, se jeta, palpitante, sur son divan.
Maigret fit signe au brigadier de la surveiller, s’occupa du blessé, lui retira son veston, son gilet, avec des gestes d’homme qui a l’habitude de ces sortes d’aventures.
— Ne craignez rien… On est parti chercher un médecin… Else est dans sa chambre…
Andersen se taisait, comme écrasé par une mystérieuse inquiétude. Il regardait autour de lui avec l’air de vouloir résoudre une énigme, surprendre quelque grave secret.
— Je vous interrogerai tout à l’heure… Mais…
Le commissaire s’était penché vers le torse dénudé du Danois, fronçait les sourcils.
— Vous avez reçu deux balles… Cette blessure dans le dos est loin d’être fraîche…
Et elle était affreuse ! Dix centimètres carrés de peau étaient arrachés. La chair était littéralement hachée, brûlée, boursouflée, plaquée de croûtes de sang coagulé. Cette plaie-là ne saignait plus, ce qui prouvait qu’elle remontait à plusieurs heures.
Par contre, une balle avait fraîchement écrasé l’omoplate gauche et, en lavant la plaie, Maigret fit tomber le plomb déformé qu’il ramassa.
Ce n’était pas une balle de revolver, mais une balle de carabine, comme celle qui avait tué Mme Goldberg.
— Où est Else ?… murmura le blessé, qui parvenait à ne pas grimacer de douleur.
— Dans sa chambre… ne bougez pas… Vous avez vu votre dernier agresseur ?
— Non…
— Et l’autre ?… Où était-ce ?…
Le front se plissa. Andersen ouvrit la bouche pour parler mais y renonça avec lassitude, tandis que son bras gauche, d’un mouvement à peine esquissé, essayait d’expliquer qu’il n’était plus capable de parler.
— Vos conclusions, docteur ?…
C’était crispant de vivre dans cette demi-obscurité. Il n’y avait que deux lampes à pétrole dans la maison, une qu’on avait placée dans la chambre du blessé, l’autre chez Else.
En bas, on avait allumé une bougie, qui n’éclairait pas le quart du salon.
— A moins de complications imprévues, il s’en tirera… La blessure la plus grave est la première… Elle doit avoir été faite au début de l’après-midi, sinon à la fin de la matinée… Une balle de browning tirée à bout portant dans le dos. Rigoureusement à bout portant !… Je me demande même si le canon de l’arme ne touchait pas la chair… La victime a fait un faux mouvement… Le coup a dévié et les côtes sont à peu près seules atteintes… Des ecchymoses à l’épaule, aux bras, des égratignures aux mains et aux genoux doivent remonter au même moment…
— Et l’autre balle ?…
— L’omoplate est fracassée. Il faut, dès demain, l’intervention d’un chirurgien… Je puis vous donner l’adresse d’une clinique de Paris… Il y en a une dans la région, mais, si le blessé a de l’argent, je conseille Paris…
— Il a pu circuler après le premier accident ?
— C’est probable… Aucun organe vital n’étant atteint, ce n’est guère qu’une question de volonté, d’énergie… Je crains, par exemple, qu’il conserve toujours une épaule raide…
Dans le parc, les agents n’avaient rien trouvé, mais ils s’étaient postés de telle sorte qu’au petit jour il fût possible d’organiser une battue minutieuse.
Quelques instants plus tard, Maigret était dans la chambre d’Andersen, qui le vit entrer avec soulagement.
— Else ?…
— Chez elle, je vous l’ai déjà dit deux fois.
— Pourquoi ?
Et toujours cette inquiétude morbide, qui était sensible dans tous les regards du Danois, dans les crispations de ses traits.
— Vous ne vous connaissez pas d’ennemis ?
— Non.
— Ne vous agitez pas… Racontez-moi seulement comment vous avez reçu la première balle… Allez doucement… Ménagez-vous…
— J’allais chez Dumas et Fils…
— Vous n’y êtes pas entré…
— Je voulais !… A la Porte d’Orléans, un homme m’a fait signe d’arrêter ma voiture…
Il demanda à boire, vida un grand verre d’eau, reprit en regardant le plafond :
— Il m’a dit qu’il était de la police. Il m’a même montré une carte que je n’ai pas regardée. Il m’a ordonné de traverser Paris et de gagner la route de Compiègne, en prétendant que je devais être confronté avec un témoin. Il s’est installé à côté de moi.
— Comment était-il ?…
— Grand, coiffé d’un chapeau mou gris. Un peu avant Compiègne, la route nationale traverse une forêt… A un virage, j’ai senti un choc dans le dos… Une main a saisi le volant que je tenais, tandis qu’on me poussait hors de la voiture… J’ai perdu connaissance… Je suis revenu à moi dans le fossé… L’auto n’était plus là…
— Quelle heure était-il ?
— Peut-être onze heures du matin… Je ne sais pas… La montre de la voiture ne marche pas… Je suis entré dans le bois, pour me remettre et avoir le temps de réfléchir… J’avais des étourdissements… J’ai entendu des trains passer… J’ai fini par repérer une petite gare… A cinq heures, j’étais à Paris, où j’ai loué une chambre. Je me suis soigné, j’ai arrangé mes vêtements… Enfin, je suis venu ici…
— En vous cachant…
— Oui.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas.
— Vous avez rencontré quelqu’un ?
— Non ! je suis entré par le parc, sans passer par la grand-route… Au moment où j’allais atteindre le perron, on a tiré un coup de feu… Je voudrais voir Else…
— Savez-vous qu’on a tenté de l’empoisonner ?
Maigret était loin de s’attendre à l’effet que provoquèrent ces paroles. Le Danois se redressa d’un seul effort, le fixa avidement, balbutia :
— C’est vrai ?…
Et il semblait joyeux, délivré d’un cauchemar.
— Je veux la voir, dites !
Maigret gagna le couloir, trouva Else dans sa chambre, étendue sur le divan, les yeux vides, face à Lucas qui la surveillait d’un air buté.
— Voulez-vous venir ?
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
Elle restait peureuse, hésitante. Elle fit dans la chambre du blessé deux pas imprécis, puis se précipita vers Carl qu’elle étreignit en parlant dans sa langue.
Lucas était sombre, épiait Maigret.
— Vous vous y retrouvez, vous ?
Le commissaire haussa les épaules et, plutôt que de répondre, donna des ordres…
— Tu t’assureras que le garagiste n’a pas quitté Paris… Tu téléphoneras à la Préfecture qu’on envoie un chirurgien demain à la première heure… Cette nuit même, si possible…
— Où allez-vous ?
— Je n’en sais rien. Quant à la surveillance autour du parc, qu’on la maintienne, mais elle ne donnera aucun résultat…
Il gagna le rez-de-chaussée, descendit les marches du perron, arriva sur la grand-route, tout seul. Le garage était fermé, mais on voyait luire le disque laiteux des pompes à essence.
Il y avait de la lumière au premier étage de la villa Michonnet… Derrière le store, la silhouette de l’agent d’assurances était toujours à la même place.
La nuit était fraîche. Un brouillard ténu montait des champs, formait comme des vagues s’étirant à un mètre du sol. Quelque part vers Arpajon, il y avait un bruit grandissant de moteur et de ferraille. Cinq minutes plus tard, un camion automobile s’arrêtait devant le garage, klaxonnait.
Une petite porte s’ouvrit dans le rideau de fer, laissant voir l’ampoule électrique allumée à l’intérieur.
— Vingt litres !
Le mécanicien endormi manœuvra la pompe, sans que le chauffeur descendît de son siège haut perché. Le commissaire s’approcha, les mains dans les poches, la pipe aux dents.
— M. Oscar n’est pas rentré ?
— Tiens ! Vous êtes là ?… Non ! quand il va à Paris, il ne revient que le lendemain matin…
Une hésitation, puis :
— Dis donc, Arthur, tu ferais bien de reprendre ta roue de rechange, qui est prête…
Et le mécanicien alla chercher dans le garage une roue garnie de son pneu, la roula jusqu’au camion, la fixa péniblement à l’arrière.
La voiture repartit. Son feu rouge s’éteignit dans le lointain. Le mécanicien, en bâillant, soupira :
— Vous cherchez toujours l’assassin ?… A une heure pareille ?… Eh bien ! moi, si l’on me laissait roupiller, je vous jure que je ne m’occuperais ni du quart ni du tiers !…
Deux coups, à un clocher. Un train empanaché de feu au ras de l’horizon.
— Vous entrez ?… Vous n’entrez pas ?…
Et l’homme s’étirait, pressé de se recoucher.
Maigret entra, regarda les murs crépis à la chaux où pendaient à des clous des chambres à air rouges, des pneus de tous modèles, la plupart en mauvais état.
— Dites donc !… Qu’est-ce qu’il va faire avec la roue que vous lui avez donnée ?…
— Mais… La placer à son camion, pardi !
— Vous croyez ?… Il roulera drôlement, son camion !… Car cette roue n’est pas du même diamètre que les autres.
De l’inquiétude passa dans le regard de l’homme.
— Je me suis peut-être trompé… Attendez… Est-ce que par hasard je lui aurais donné la roue de la camionnette du père Mathieu ?…
Une détonation éclata. C’était Maigret qui venait de tirer dans la direction d’une des chambres à air accrochées au mur. Et la chambre à air se dégonflait tout en laissant échapper de petits sachets de papier blanc par la déchirure.
— Bouge pas, petit !
Car le mécano, courbé en deux, s’apprêtait à foncer tête première.
— Attention… Je tire…
— Qu’est-ce que vous me voulez ?
— Mains en l’air !… Plus vite !…
Et il s’approcha vivement de Jojo, tâta ses poches, confisqua un revolver chargé de six balles.
— Va te coucher sur ton lit de camp…
Du pied, Maigret referma la porte. Il comprit en regardant le visage piqueté de taches de rousseur du mécanicien que celui-ci ne se résignait pas à la défaite.
— Couche-toi.
Il ne vit pas de corde autour de lui, mais il avisa un rouleau de fil électrique.
— Tes mains !…
Comme Maigret devait lâcher son revolver, l’ouvrier eut un tressaillement, mais il reçut un coup de poing en plein visage. Le nez saigna. La lèvre grossit. L’homme poussa un râle de rage. Ses mains étaient liées et bientôt ses pieds étaient entravés de même.
— Quel âge as-tu ?
— Vingt et un ans…
— Et d’où sors-tu ?
Un silence. Maigret n’eut qu’à montrer son poing.
— De la colonie pénitentiaire de Montpellier.
— A la bonne heure ! Tu sais ce que contiennent ces petits sachets ?
— De la drogue !
La voix était hargneuse. Le mécano gonflait ses muscles dans l’espoir de faire éclater le fil électrique.
— Qu’est-ce qu’il y avait dans la roue de rechange ?