Французский с любовью. Тристан и Изольда / Le roman de Tristan et Iseut - Н. Долгорукова
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Et les quatre félons pâlissent à l’entendre : déjà ils voient Tristan embusqué, qui les guette. « Roi, dit le sénéchal, s’il est vrai que je t’ai bien servi toute ma vie, livre-moi Iseut ; je répondrai d’elle comme son garde et son garant. » Mais le roi prit Dinas par la main et jura par le nom des saints qu’il ferait immédiate justice. Alors Dinas se releva : « Roi, je m’en retourne à Lidan, et je renonce à votre service ».
Iseut lui sourit tristement. Il monte sur son destrier et s’éloigne, marri et morne, le front baissé. Iseut se tient debout devant la flamme. La foule, à l’entour, crie, maudit le roi, maudit les traîtres. Les larmes coulent le long de sa face. Elle est vêtue d’un étroit bliaut gris, où court un filet d’or menu ; un fil d’or est tressé dans ses cheveux, qui tombent jusqu’à ses pieds. Qui pourrait la voir si belle sans la prendre en pitié aurait un cœur de félon. Dieu ! comme ses bras sont étroitement liés !
Or, cent lépreux, déformés, la chair rongée et toute blanchâtre, accourus sur leurs béquilles au claquement des crécelles, se pressaient devant le bûcher, et, sous leurs paupières enflées leurs yeux sanglants jouissaient du spectacle. Yvain, le plus hideux des malades, cria au roi d’une voix aiguë : « Sire, tu veux jeter ta femme en ce brasier ; c’est bonne justice, mais trop brève. Ce grand feu l’aura vite brûlée, ce grand vent aura vite dispersé sa cendre. Et, quand cette flamme tombera tout à l’heure, sa peine sera finie. Veux-tu que je t’enseigne pire châtiment, en sorte qu’elle vive, mais à grand déshonneur, et toujours souhaitant la mort ? Roi, le veux-tu ? ».
Le roi répondit : « Oui, la vie pour elle, mais à grand déshonneur et pire que la mort… Qui m’enseignera un tel supplice, je l’en aimerai mieux. – Sire, je te dirai donc brièvement ma pensée. Vois, j’ai là cent compagnons. Donne-nous Iseut, et qu’elle nous soit commune ! Le mal attise nos désirs. Donne-la à tes lépreux, jamais dame n’aura fait pire fin. Vois, nos haillons sont collés à nos plaies qui suintent. Elle qui, près de toi, se plaisait aux riches étoffes fourrées de vair, aux joyaux, aux salles parées de marbre, elle qui jouissait des bons vins, de l’honneur, de la joie, quand elle verra la cour de tes lépreux, quand il lui faudra entrer sous nos taudis bas et coucher avec nous, alors Iseut la Belle, la Blonde, reconnaîtra son péché et regrettera ce beau feu d’épines ! ».
Le roi l’entend, se lève, et longuement reste immobile. Enfin, il court vers la reine et la saisit par la main. Elle crie : « Par pitié, sire, brûlez-moi plutôt, brûlez-moi! » Le roi la livre. Yvain la prend et les cent malades se pressent autour d’elle. A les entendre crier et glapir, tous les cœurs se fondent de pitié ; mais Yvain est joyeux ; Iseut s’en va, Yvain l’emmène. Hors de la cité descend le hideux cortège. Ils ont pris la route où Tristan s’est embusqué. Gorvenal jette un cri : « Fils, que feras-tu ? Voici ton amie! ». Tristan pousse son cheval hors du fourré : « Yvain, tu lui as assez longtemps fait compagnie ; laisse-la maintenant si tu veux vivre! ». Mais Yvain dégrafe son manteau. « Hardi, compagnons ! A vos bâtons ! A vos béquilles ! C’est l’instant de montrer sa prouesse ! ».
Alors il fit beau voir les lépreux rejeter leurs chapes, se camper sur leurs pieds malades, souffler, crier, brandir leurs béquilles : l’un menace et l’autre grogne. Mais il répugnait à Tristan de les frapper ; les conteurs prétendent que Tristan tua Yvain : c’est dire vilenie ; non, il était trop preux pour occire telle engeance. Mais Gorvenal, ayant arraché une forte pousse de chêne, l’asséna sur le crâne d’Yvain ; le sang noir jaillit et coula jusqu’à ses pieds difformes.
Tristan reprit la reine : désormais, elle ne sent plus nul mal. Il trancha les cordes de ses bras, et, quittant la plaine, ils s’enfoncèrent dans la forêt du Morois. Là, dans les grands bois, Tristan se sent en sûreté comme derrière la muraille d’un fort château.
Quand le soleil pencha, ils s’arrêtèrent au pied d’un mont ; la peur avait lassé la reine ; elle reposa sa tête sur le corps de Tristan et s’endormit. Au matin, Gorvenal déroba à un forestier son arc et deux flèches bien empennées et barbelées et les donna à Tristan, le bon archer, qui surprit un chevreuil et le tua. Gorvenal fit un amas de branches sèches, battit le fusil, fit jaillir l’étincelle et alluma un grand feu pour cuire la venaison ; Tristan coupa des branchages, construisit une hutte et la recouvrit de feuillée ; Iseut la joncha d’herbes épaisses. Alors, au fond de la forêt sauvage, commença pour les fugitifs l’âpre vie, aimée pourtant.
IX
La forêt du Morois
Au fond de la forêt sauvage, à grand ahan[44], comme des bêtes traquées, ils errent, et rarement osent revenir le soir au gîte de la veille. Ils ne mangent que la chair des fauves et regrettent le goût du sel. Leurs visages amaigris se font blêmes, leurs vêtements tombent en haillons, déchirés par les ronces. Ils s’aiment, ils ne souffrent pas.
Un jour, comme ils parcouraient ces grands bois qui n’avaient jamais été abattus, ils arrivèrent par aventure à l’ermitage du frère Ogrin.
Au soleil, sous un bois léger d’érables, auprès de sa chapelle, le vieil homme, appuyé sur sa béquille, allait à pas menus.
« Sire Tristan, s’écria-t-il, sachez quel grand serment ont juré les hommes de Cornouailles. Le roi a fait crier un ban par toutes les paroisses. Qui se saisira de vous recevra cent marcs d’or pour son salaire, et tous les barons ont juré de vous livrer mort ou vif. Repentez-vous, Tristan ! Dieu pardonne au pécheur qui vient à repentance. – Me repentir, sire Ogrin ? De quel crime ? Vous qui nous jugez, savez-vous quel boire nous avons bu sur la mer ? Oui, la bonne liqueur nous enivre, et j’aimerais mieux mendier toute ma vie par les routes et vivre d’herbes et de racines avec Iseut que, sans elle, être roi d’un beau royaume. – Sire Tristan, Dieu vous soit en aide, car vous avez perdu ce monde-ci et l’autre. Le traître à son seigneur, on doit le faire écarteler par deux chevaux, le brûler sur un bûcher, et là où sa cendre tombe, il ne croît plus d’herbe et le labour reste inutile ; les arbres, la verdure y dépérissent. Tristan, rendez la reine à celui qu’elle a épousé selon la loi de Rome ! – Elle n’est plus à lui ; il l’a donnée à ses lépreux ; c’est sur les lépreux que je l’ai conquise. Désormais, elle est mienne ; je ne puis me séparer d’elle, ni elle de moi ».
Ogrin s’était assis ; à ses pieds, Iseut pleurait, la tête sur les genoux de l’homme qui souffre pour Dieu. L’ermite lui redisait les saintes paroles du Livre ; mais, toute pleurante, elle secouait la tête et refusait de le croire.
« Hélas ! dit Ogrin, quel réconfort peut-on donner à des morts ? Repens-toi, Tristan, car celui qui vit dans le péché sans repentir est un mort. – Non, je vis et ne me repens pas. Nous retournons à la forêt, qui nous protège et nous garde. Viens, Iseut, amie ! »
Iseut se releva ; ils se prirent par les mains. Ils entrèrent dans les hautes herbes et les bruyères ; les arbres refermèrent sur eux leurs branchages ; ils disparurent derrière les frondaisons.
Écoutez, seigneurs, une belle aventure.
Tristan avait nourri un chien, un brachet, beau, vif, léger à la course : ni comte, ni roi n’a son pareil pour la chasse à l’arc. On l’appelait Husdent. Il avait fallu l’enfermer dans le donjon, entravé par un billot suspendu à son cou[45] ; depuis le jour où il avait cessé de voir son maître, il refusait toute pitance, grattait la terre du pied, pleurait des yeux, hurlait. Plusieurs en eurent compassion. « Husdent, disaient-ils, nulle bête n’a su si bien aimer que toi ; oui, Salomon a dit sagement : « Mon ami vrai, c’est mon lévrier ».
Et le roi Marc, se rappelant les jours passés, songeait en son cœur : « Ce chien montre grand sens à pleurer ainsi son seigneur : car y a-t-il personne par toute la Cornouailles qui vaille Tristan ? ». Trois barons vinrent au roi : « Sire, faites délier Husdent ; nous saurons bien s’il mène tel deuil par regret de son maître ; si non, vous le verrez, à peine détaché, la gueule ouverte, la langue au vent, poursuivre, pour les mordre, gens et bêtes ».
On le délie. Il bondit par la porte et court à la chambre où naguère il trouvait Tristan. Il gronde, gémit, cherche, découvre enfin la trace de son seigneur. Il parcourt pas à pas la route que Tristan avait suivie vers le bûcher. Chacun le suit. Il jappe clair et grimpe vers la falaise. Le voici dans la chapelle, et qui bondit sur l’autel ; soudain il se jette par la verrière, tombe au pied du rocher, reprend la piste sur la grève, s’arrête un instant dans le bois fleuri où Tristan s’était embusqué, puis repart vers la forêt. Nul ne le voit qui n’en ait pitié.
«Beau roi, dirent alors les chevaliers, cessons de le suivre ; il nous pourrait mener en tel lieu d’où le retour serait malaisé ». Ils le laissèrent et s’en revinrent. Sous bois, le chien donna de la voix et la forêt en retentit. De loin Tristan, la reine et Gorvenal l’ont entendu : « C’est Husdent! » Ils s’effrayent : sans doute le roi les poursuit ; ainsi il les fait relancer comme des fauves par des limiers… Ils s’enfoncent sous un fourré. À la lisière, Tristan se dresse, son arc bandé. Mais quand Husdent eut vu et reconnu son seigneur, il bondit jusqu’à lui, remua sa tête et sa queue, ploya l’échine, se roula en cercle. Qui vit jamais telle joie ? Puis il courut à Iseut la Blonde, à Gorvenal, et fit fête aussi au cheval.
Tristan en eut grande pitié : « Hélas ! Par quel malheur nous a-t-il retrouvés ! Par les plaines et par les bois, par toute sa terre, le roi nous traque : Husdent nous trahira par ses aboiements. Ah ! c’est par amour et par noblesse de nature qu’il est venu chercher la mort. Il faut nous garder, pourtant. Que faire ? Conseillez-moi ».
Iseut flatta Husdent de la main et dit : « Sire, épargnez-le ! J’ai ouï parler d’un forestier gallois qui avait habitué son chien à suivre, sans aboyer, la trace de sang des cerfs blessés. Ami Tristan, quelle joie si on réussissait, en y mettant sa peine, à dresser ainsi Husdent! » Il y songea un instant, tandis que le chien léchait les mains d’Iseut. Tristan eut pitié et dit : « Je veux essayer ; il m’est trop dur de le tuer ».
Bientôt Tristan se met en chasse, déloge un daim, le blesse d’une flèche. Le brachet veut s’élancer sur la voie du daim, et crie si haut que le bois en résonne. Tristan le fait taire en le frappant ; Husdent lève la tête vers son maître, s’étonne, n’ose plus crier, abandonne la trace ; Tristan le met sous lui, puis bat sa botte de sa baguette de châtaigner, comme le font les veneurs pour exciter les chiens ; à ce signal, Husdent veut crier encore, et Tristan le corrige. En l’enseignant ainsi, au bout d’un mois à peine, il l’eut dressé à chasser à la muette : quand sa flèche avait blessé un chevreuil ou un daim, Husdent, sans jamais donner de la voix, suivait la trace sur la neige, la glace ou l’herbe ; s’il atteignait la bête sous bois, il savait marquer la place en y portant des branchages ; s’il la prenait sur la lande, il amassait des herbes sur le corps abattu et revenait, sans un aboi, chercher son maître.
L’été s’en va, l’hiver est venu. Les amants vécurent tapis dans le creux d’un rocher : et sur le sol durci par la froidure, les glaçons hérissaient leur lit de feuilles mortes. Par la puissance de leur amour, ni l’un ni l’autre ne sentit sa misère.
Mais quand revint le temps clair, ils dressèrent sous les grands arbres leur hutte de branches reverdies. Tristan savait d’enfance l’art de contrefaire le chant des oiseaux des bois ; à son gré, il imitait le loriot, la mésange, le rossignol et toute la gent ailée ; et parfois, sur les branches de la hutte, venus à son appel, des oiseaux nombreux, le cou gonflé, chantaient leurs lais dans la lumière.
Les amants ne fuyaient plus par la forêt, sans cesse errants ; car nul des barons ne se risquait à les poursuivre, connaissant que Tristan les eût pendus aux branches des arbres. Un jour, pourtant, l’un des quatre traîtres, Guenelon, que Dieu maudisse ! entraîné par l’ardeur de la chasse, osa s’aventurer aux alentours du Morois. Ce matin-là, sur la lisière de la forêt, au creux d’une ravine, Gorvenal, ayant enlevé la selle de son destrier, lui laissait paître l’herbe nouvelle ; là-bas, dans la loge de feuillage, sur la jonchée fleurie, Tristan tenait la reine étroitement embrassée, et tous deux dormaient. Tout à coup, Gorvenal entendit le bruit d’une meute : à grande allure les chiens lançaient un cerf, qui se jeta au ravin. Au loin, sur la lande, apparut un veneur ; Gorvenal le reconnut ; c’était Guenelon, l’homme que son seigneur haïssait entre tous. Seul, sans écuyer, les éperons aux flancs saignants de son destrier et lui cinglant l’encolure, il accourait. Embusqué derrière un arbre, Gorvenal le guette : il vient vite, il sera plus lent à s’en retourner. Il passe. Gorvenal bondit de l’embuscade, saisit le frein, et, revoyant à cet instant tout le mal que l’homme avait fait, l’abat, le démembre tout, et s’en va, emportant la tête tranchée.
Là-bas, dans la loge de feuillée, sur la jonchée fleurie, Tristan et la reine dormaient, étroitement embrassés. Gorvenal y vint sans bruit, la tête du mort à la main. Lorsque les veneurs trouvèrent sous l’arbre le tronc sans tête, éperdus, comme si déjà Tristan les poursuivait, ils s’enfuirent, craignant la mort. Depuis, l’on ne vint plus guère chasser dans ce bois.
Pour réjouir au réveil le cœur de son seigneur, Gorvenal attacha, par les cheveux, la tête à la fourche de la hutte : la ramée épaisse l’enguirlandait. Tristan s’éveilla et vit, à demi cachée derrière les feuilles, la tête qui le regardait. Il reconnaît Guenelon ; il se dresse sur pieds, effrayé. Mais son maître lui crie : « Rassure-toi, il est mort. Je l’ai tué de cette épée. Fils, c’était ton ennemi ! »
Et Tristan se réjouit ; celui qu’il haïssait, Guenelon, est occis. Désormais, nul n’osa plus pénétrer dans la forêt sauvage : l’effroi en garde l’entrée et les amants y sont maîtres. C’est alors que Tristan façonna l’arc Qui-ne-faut[46], lequel atteignait toujours le but, homme ou bête, à l’endroit visé.
Seigneurs, c’était un jour d’été, au temps où l’on moissonne, un peu après la Pentecôte, et les oiseaux à la rosée chantaient l’aube prochaine. Tristan sortit de la hutte, ceignit son épée, apprêta l’arc Qui-ne-faut et, seul, s’en fut chasser par le bois. Avant que descende le soir, une grande peine lui adviendra. Non, jamais amants ne s’aimèrent tant et ne l’expièrent si durement.
Quand Tristan revint de chasse, accablé par la lourde chaleur, il prit la reine entre ses bras. « Ami, où avez-vous été ? – Après un cerf qui m’a tout lassé. Vois, la sueur coule de mes membres, je voudrais me coucher et dormir ».
Sous la loge de verts rameaux, jonchée d’herbes fraîches, Iseut s’étendit la première. Tristan se coucha près d’elle et déposa son épée nue entre leurs corps. Pour leur bonheur, ils avaient gardé leurs vêtements. La reine avait au doigt l’anneau d’or aux belles émeraudes que Marc lui avait donné au jour des épousailles ; ses doigts étaient devenus si grêles que la bague y tenait à peine. Ils dormaient ainsi, l’un des bras de Tristan passé sous le cou de son amie, l’autre jeté sur son beau corps, étroitement embrassés ; mais leurs lèvres ne se touchaient point. Pas un souffle de brise, pas une feuille qui tremble. À travers le toit de feuillage, un rayon de soleil descendait sur le visage d’Iseut, qui brillait comme un glaçon.