Французский с любовью. Тристан и Изольда / Le roman de Tristan et Iseut - Н. Долгорукова
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Quand Tristan revint de chasse, accablé par la lourde chaleur, il prit la reine entre ses bras. « Ami, où avez-vous été ? – Après un cerf qui m’a tout lassé. Vois, la sueur coule de mes membres, je voudrais me coucher et dormir ».
Sous la loge de verts rameaux, jonchée d’herbes fraîches, Iseut s’étendit la première. Tristan se coucha près d’elle et déposa son épée nue entre leurs corps. Pour leur bonheur, ils avaient gardé leurs vêtements. La reine avait au doigt l’anneau d’or aux belles émeraudes que Marc lui avait donné au jour des épousailles ; ses doigts étaient devenus si grêles que la bague y tenait à peine. Ils dormaient ainsi, l’un des bras de Tristan passé sous le cou de son amie, l’autre jeté sur son beau corps, étroitement embrassés ; mais leurs lèvres ne se touchaient point. Pas un souffle de brise, pas une feuille qui tremble. À travers le toit de feuillage, un rayon de soleil descendait sur le visage d’Iseut, qui brillait comme un glaçon.
Or, un forestier trouva dans le bois une place où les herbes étaient foulées ; la veille, les amants s’étaient couchés là ; mais il ne reconnut pas l’empreinte de leurs corps, suivit la trace et parvint à leur gîte. Il les vit qui dormaient, les reconnut et s’enfuit, craignant le réveil terrible de Tristan. Il s’enfuit jusqu’à Tintagel, à deux lieues de là, monta les degrés de la salle, et trouva le roi, qui tenait ses plaids au milieu des vassaux assemblés. « Ami, que viens-tu quérir céans, hors d’haleine[47] comme je te vois ? On dirait un valet de limiers qui a longtemps couru après les chiens. Veux-tu, toi aussi, nous demander raison de quelque tort ? Qui t’a chassé de ma forêt ? » Le forestier le prit à l’écart et, tout bas, lui dit : « J’ai vu la reine et Tristan. Ils dormaient, j’ai pris peur. – En quel lieu ? – Dans une hutte du Morois. Ils dorment aux bras l’un de l’autre. Viens tôt, si tu veux prendre ta vengeance. – Va m’attendre à l’entrée du bois, au pied de la Croix-Rouge. Ne parle à nul homme de ce que tu as vu ; je te donnerai de l’or et de l’argent, tant que tu en voudras prendre ».
Le forestier y va et s’assied sous la Croix-Rouge. Maudit soit l’espion ! Mais il mourra honteusement, comme cette histoire vous le dira tout à l’heure.
Le roi fit seller son cheval, ceignit son épée, et, sans nulle compagnie, s’échappa de la cité. Tout en chevauchant, seul, il se ressouvint de la nuit où il avait saisi son neveu : quelle tendresse avait alors montrée pour Tristan Iseut la Belle, au visage clair ! S’il les surprend, il châtiera ces grands péchés ; il se vengera de ceux qui l’ont honni…
À la Croix-Rouge, il trouva le forestier : « Va devant ; mène-moi vite et droit ».
L’ombre noire des grands arbres les enveloppe. Le roi suit l’espion. Il se fie à son épée, qui jadis a frappé de beaux coups. Ah ! Si Tristan s’éveille, l’un des deux, Dieu sait lequel ! restera mort sur la place. Enfin le forestier dit tout bas : « Roi, nous approchons ». Il lui tint l’étrier[48] et lia les rênes du cheval aux branches d’un pommier vert. Ils approchèrent encore, et soudain, dans une clairière ensoleillée, virent la hutte fleurie.
Le roi délace son manteau aux attaches d’or fin, le rejette, et son beau corps apparaît. Il tire son épée hors de la gaine, et redit en son cœur qu’il veut mourir s’il ne les tue. Le forestier le suivait ; il lui fait signe de s’en retourner. Il pénètre, seul, sous la hutte, l’épée nue, et la brandit… Ah ! quel deuil s’il assène ce coup ! Mais il remarqua que leurs bouches ne se touchaient pas et qu’une épée nue séparait leurs corps : « Dieu ! se dit-il, que vois-je ici ! Faut-il les tuer ? Depuis si longtemps qu’ils vivent en ce bois, s’ils s’aimaient de fol amour, auraient-ils placé cette épée entre eux ? Et chacun ne sait-il pas qu’une lame nue, qui sépare deux corps, est garante et gardienne de chasteté ? S’ils s’aimaient de fol amour, reposeraient-ils si purement ? Non, je ne les tuerai pas ; ce serait grand péché de les frapper ; et si j’éveillais ce dormeur et que l’un de nous deux fût tué, on en parlerait longtemps, et pour notre honte. Mais je ferai qu’à leur réveil ils sachent que je les ai trouvés endormis, que je n’ai pas voulu leur mort, et que Dieu les a pris en pitié ».
Le soleil, traversant la hutte, brûlait la face blanche d’Iseut ; le roi prit ses gants parés d’hermine : « C’est elle, songeait-il, qui, naguère, me les apporta d’Irlande!… ». Il les plaça dans la feuillée pour fermer le trou par où le rayon descendait ; puis il retira doucement la bague aux pierres d’émeraude qu’il avait donnée à la reine ; naguère il avait fallu forcer un peu pour la lui passer au doigt ; maintenant ses doigts étaient si grêles que la bague vint sans effort : à la place, le roi mit l’anneau dont Iseut, jadis, lui avait fait présent. Puis il enleva l’épée qui séparait les amants, celle-là même—il la reconnut—qui s’était ébréchée dans le crâne du Morholt, posa la sienne à la place, sortit de la loge, sauta en selle[49], et dit au forestier : « Fuis maintenant, et sauve ton corps, si tu peux ! »
Or, Iseut eut une vision dans son sommeil : elle était sous une riche tente, au milieu d’un grand bois. Deux lions s’élançaient sur elle et se battaient pour l’avoir… Elle jeta un cri et s’éveilla : les gants parés d’hermine blanche tombèrent sur son sein. Au cri, Tristan se dressa en pieds, voulut ramasser son épée et reconnut, à sa garde d’or, celle du roi. Et la reine vit à son doigt l’anneau de Marc. Elle s’écria : « Sire, malheur à nous ! Le roi nous a surpris ! – Oui, dit Tristan, il a emporté mon épée ; il était seul, il a pris peur, il est allé chercher du renfort ; il reviendra, nous fera brûler devant tout le peuple. Fuyons !… »
Et, à grandes journées, accompagnés de Gorvenal, ils s’enfuirent vers la terre de Galles, jusqu’aux confins de la forêt du Morois. Que de tortures amour leur aura causées !
X
L’ermite Ogrin
À trois jours de là, comme Tristan avait longuement suivi les erres d’un cerf blessé, la nuit tomba, et sous le bois obscur, il se prit à songer : « Non, ce n’est point par crainte que le roi nous a épargnés. Il avait pris mon épée, je dormais, j’étais en sa merci, il pouvait frapper ; à quoi bon du renfort ? Et, s’il voulait me prendre vif, pourquoi, m’ayant désarmé, m’aurait-il laissé sa propre épée ? Ah ! je t’ai reconnu, père : non par peur, mais par tendresse et par pitié, tu as voulu nous pardonner. Nous pardonner ? Qui donc pourrait, sans s’avilir, remettre un tel forfait ? Non, il n’a point pardonné, mais il a compris. Il a connu qu’au bûcher, au saut de la chapelle, à l’embuscade contre les lépreux, Dieu nous avait pris en sa sauvegarde. Il s’est alors rappelé l’enfant qui, jadis, harpait à ses pieds, et ma terre de Loonnois, abandonnée pour lui, et l’épieu du Morholt, et le sang versé pour son honneur. Il s’est rappelé que je n’avais pas reconnu mon tort, mais vainement réclamé jugement, droit et bataille, et la noblesse de son cœur l’a incliné à comprendre les choses qu’autour de lui ses hommes ne comprennent pas : non qu’il sache ni jamais puisse savoir la vérité de notre amour ; mais il doute, il espère, il sent que je n’ai pas dit mensonge, il désire que par jugement je prouve mon droit. Ah ! bel oncle, vaincre en bataille par l’aide de Dieu, gagner votre paix, et, pour vous, revêtir encore le haubert et le heaume!… Qu’ai-je pensé ? Il reprendrait Iseut : je la lui livrerais ? Que ne m’a-t-il égorgé, plutôt, dans mon sommeil ? Naguère, traqué par lui, je pouvais le haïr et l’oublier : il avait abandonné Iseut aux malades ; elle n’était plus à lui, elle était mienne. Voici que par sa compassion il a réveillé ma tendresse et reconquis la reine. La reine ? Elle était reine près de lui, et dans ce bois elle vit comme une serve. Qu’ai-je fait de sa jeunesse ? Au lieu de ses chambres tendues de draps de soie, je lui donne cette forêt sauvage ; une hutte, au lieu de ses belles courtines ; et c’est pour moi qu’elle suit cette route mauvaise. Au Seigneur Dieu, roi du monde, je crie merci et je le supplie qu’il me donne la force de rendre Iseut au roi Marc. N’est-elle pas sa femme, épousée selon la loi de Rome, devant tous les riches hommes de sa terre ? »
Tristan s’appuie sur son arc, et longuement se lamente dans la nuit. Dans le fourré clos de ronces qui leur servait de gîte, Iseut la Blonde attendait le retour de Tristan. A la clarté d’un rayon de lune, elle vit luire à son doigt l’anneau d’or que Marc y avait glissé. Elle songea : « Celui qui, par belle courtoisie m’a donné cet anneau d’or n’est pas l’homme irrité qui me livrait aux lépreux ; non, c’est le seigneur compatissant qui, du jour où j’ai abordé sur sa terre, m’accueillit et me protégea. Comme il aimait Tristan ! Mais je suis venue, et qu’ai-je fait ? Tristan ne devrait-il pas vivre au palais du roi, avec cent damoiseaux autour de lui, qui seraient de sa mesnie et le serviraient pour être armés chevaliers ? Ne devrait-il pas, chevauchant par les cours et les baronnies, chercher soudées et aventures[50] ? Mais, pour moi, il oublie toute chevalerie, exilé de la cour, pourchassé dans ce bois, menant cette vie sauvage !… ».
Elle entendit alors sur les feuilles et les branches mortes s’approcher le pas de Tristan. Elle vint à sa rencontre comme à son ordinaire, pour lui prendre ses armes. Elle lui enleva des mains l’arc Qui-ne-faut et ses flèches, et dénoua les attaches de son épée. « Amie, dit Tristan, c’est l’épée du roi Marc. Elle devait nous égorger, elle nous a épargnés ».
Iseut prit l’épée, en baisa la garde d’or ; et Tristan vit qu’elle pleurait. « Amie, dit-il, si je pouvais faire accord avec le roi Marc ! S’il m’admettait à soutenir par bataille que jamais, ni en fait, ni en paroles, je ne vous ai aimée d’amour coupable, tout chevalier de son royaume depuis Lidan jusqu’à Durham qui m’oserait contredire me trouverait armé en champ clos. Puis, si le roi voulait souffrir de me garder en sa mesnie, je le servirais à grand honneur, comme mon seigneur et mon père ; et, s’il préférait m’éloigner et vous garder, je passerais en Frise ou en Bretagne, avec Gorvenal comme seul compagnon. Mais partout où j’irais, reine, et toujours, je resterais vôtre. Iseut, je ne songerais pas à cette séparation, n’était la dure misère que vous supportez pour moi depuis si longtemps, belle, en cette terre déserte. – Tristan, qu’il vous souvienne de l’ermite Ogrin dans son bocage. Retournons vers lui, et puissions-nous crier merci au puissant roi céleste, Tristan, ami! »
Ils éveillèrent Gorvenal ; Iseut monta sur le cheval, que Tristan conduisit par le frein, et, toute la nuit, traversant pour la dernière fois les bois aimés, ils cheminèrent sans une parole.
Au matin, ils prirent du repos, puis marchèrent encore, tant qu’ils parvinrent à l’ermitage. Au seuil de sa chapelle, Ogrin lisait en un livre. Il les vit, et, de loin, les appela tendrement : « Amis ! comme amour vous traque de misère en misère ! Combien durera votre folie ? Courage ! repentez-vous enfin! » Tristan lui dit : « Ecoutez, sire Ogrin. Aidez-nous pour offrir un accord au roi. Je lui rendrais la reine. Puis, je m’en irais au loin, en Bretagne ou en Frise ; un jour, si le roi voulait me souffrir près de lui, je reviendrais et le servirais comme je dois ». Inclinée aux pieds de l’ermite, Iseut dit à son tour, dolente : « Je ne vivrai plus ainsi. Je ne dis pas que je me repente d’avoir aimé et d’aimer Tristan, encore et toujours ; mais nos corps, du moins, seront désormais séparés ».
L’ermite pleura et adora Dieu : « Dieu, beau roi tout-puissant ! Je vous rends grâces de m’avoir laissé vivre assez longtemps pour venir en aide à ceux-ci ! » Il les conseilla sagement, puis il prit de l’encre et du parchemin et écrivit un bref où Tristan offrait un accord au roi. Quand il y eut écrit toutes les paroles que Tristan lui dit, celui-ci les scella de son anneau.
« Qui portera ce bref ? demanda l’ermite. – Je le porterai moi-même. – Non, sire Tristan, vous ne tenterez point cette chevauchée hasardeuse ; j’irai pour vous, je connais bien les êtres du château. – Laissez, beau sire Ogrin ; la reine restera en votre ermitage ; à la tombée de la nuit, j’irai avec mon écuyer, qui gardera mon cheval ».
Quand l’obscurité descendit sur la forêt, Tristan se mit en route avec Gorvenal. Aux portes de Tintagel, il le quitta. Sur les murs, les guetteurs sonnaient leurs trompes. Il se coula dans le fossé et traversa la ville au péril de son corps. Il franchit comme autrefois les palissades aiguës du verger, revit le perron de marbre, la fontaine et le grand pin, et s’approcha de la fenêtre derrière laquelle le roi dormait. Il l’appela doucement. Marc s’éveilla. « Qui es-tu, toi qui m’appelles dans la nuit à pareille heure ? – Sire, je suis Tristan, je vous apporte un bref ; je le laisse là, sur le grillage de cette fenêtre. Faites attacher votre réponse à la branche de la Croix-Rouge. – Pour l’amour de Dieu, beau neveu, attends-moi! » Il s’élança sur le seuil, et, par trois fois, cria dans la nuit : « Tristan ! Tristan ! Tristan, mon fils ! »
Mais Tristan avait fui. Il rejoignit son écuyer, et, d’un bond léger, se mit en selle : « Fou ! dit Gorvenal, hâte-toi, fuyons par ce chemin ». Ils parvinrent enfin à l’ermitage où ils trouvèrent, les attendant, l’ermite qui priait, Iseut qui pleurait.
XI
Le Gué Aventureux
Marc fit éveiller son chapelain et lui tendit la lettre. Le clerc brisa la cire et salua d’abord le roi au nom de Tristan ; puis, ayant habilement déchiffré les paroles écrites, il lui rapporta ce que Tristan lui mandait. Marc l’écouta sans mot dire et se réjouissait en son cœur, car il aimait encore la reine. Il convoqua nommément les plus prisés de ses barons, et, quand ils furent tous assemblés, ils firent silence et le roi parla : « Seigneurs, j’ai reçu ce bref. Je suis roi sur vous et vous êtes mes féaux. Écoutez les choses qui me sont mandées ; puis, conseillez-moi, je vous en requiers, puisque vous me devez le conseil ».
Le chapelain se leva, délia le bref de ses deux mains, et, debout devant le roi : « Seigneurs, dit-il, Tristan mande d’abord salut et amour au roi et à toute sa baronnie. « Roi, ajoute-t-il, quand j’ai eu tué le dragon et que j’eus conquis la fille du roi d’Irlande, c’est à moi qu’elle fut donnée ; j’étais maître de la garder, mais je ne l’ai point voulu : je l’ai amenée en votre contrée et vous l’ai livrée. Pourtant, à peine l’aviez-vous prise pour femme, des félons vous firent accroire leurs mensonges. En votre colère, bel oncle, mon seigneur, vous avez voulu nous faire brûler sans jugement. Mais Dieu a été pris de compassion : nous l’avons supplié, il a sauvé la reine, et ce fut justice ; moi aussi, en me précipitant d’un rocher élevé, j’échappai, par la puissance de Dieu. Qu’ai-je fait depuis, que l’on puisse blâmer ? La reine était livrée aux malades, je suis venu à sa rescousse, je l’ai emportée : pouvais-je donc manquer en ce besoin à celle qui avait failli mourir, innocente, à cause de moi ? J’ai fui avec elle par les bois : pouvais-je donc, pour vous la rendre, sortir de la forêt et descendre dans la plaine ? N’aviez-vous pas commandé qu’on nous prît morts ou vifs ? Mais, aujourd’hui comme alors, je suis prêt, beau sire, à donner mon gage et à soutenir contre tout venant par bataille que jamais la reine n’eut pour moi, ni moi pour la reine, d’amour qui vous fût une offense. Ordonnez le combat : je ne récuse nul adversaire, et, si je ne puis prouver mon droit, faites-moi brûler devant vos hommes. Mais si je triomphe et qu’il vous plaise de reprendre Iseut au clair visage, nul de vos barons ne vous servira mieux que moi ; si, au contraire, vous n’avez cure de mon service[51], je passerai la mer, j’irai m’offrir au roi de Gavoie ou au roi de Frise, et vous n’entendrez plus jamais parler de moi. Sire, prenez conseil, et, si vous ne consentez à nul accord, je ramènerai Iseut en Irlande, où je l’ai prise ; elle sera reine en son pays ».