Французский с любовью. Тристан и Изольда / Le roman de Tristan et Iseut - Н. Долгорукова
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Quand les barons cornouaillais entendirent que Tristan leur offrait la bataille, ils dirent tous au roi : « Sire, reprends la reine : ce sont des insensés qui l’ont calomniée auprès de toi. Quant à Tristan, qu’il s’en aille, ainsi qu’il l’offre, guerroyer en Gavoie ou près du roi de Frise. Mande-lui de te ramener Iseut, à tel jour et bientôt ».
Le roi demanda par trois fois : « Nul ne se lève-t-il pour accuser Tristan ? » Tous se taisaient. Alors, il dit au chapelain : « Faites donc un bref au plus vite ; vous avez ouï ce qu’il faut y mettre ; hâtez-vous de l’écrire : Iseut n’a que trop souffert en ses jeunes années ! Et que la charte soit suspendue à la branche de la Croix-Rouge avant ce soir ; faites vite ».
Il ajouta : « Vous direz encore que je leur envoie à tous deux salut et amour ».
Vers la mi-nuit, Tristan traversa la Blanche-Lande, trouva le bref et l’apporta scellé à l’ermite Ogrin. L’ermite lui lut les lettres : Marc consentait, sur le conseil de tous ses barons, à reprendre Iseut, mais non à garder Tristan comme soudoyer[52] ; pour Tristan, il lui faudrait passer la mer, quand, à trois jours de là, au Gué Aventureux, il aurait remis la reine entre les mains de Marc. « Dieu ! dit Tristan, quel deuil de vous perdre, amie ! Il le faut, pourtant, puisque la souffrance que vous supportiez à cause de moi, je puis maintenant vous l’épargner. Quand viendra l’instant de nous séparer, je vous donnerai un présent, gage de mon amour. Du pays inconnu où je vais, je vous enverrai un messager ; il me redira votre désir, amie, et, au premier appel, de la terre lointaine, j’accourai ».
Iseut soupira et dit : « Tristan, laisse-moi Husdent, ton chien. Jamais limier de prix n’aura été gardé à plus d’honneur. Quand je le verrai, je me souviendrai de toi et je serai moins triste. Ami, j’ai un anneau de jaspe vert, prends-le pour l’amour de moi, porte-le à ton doigt : si jamais un messager prétend venir de ta part, je ne le croirai pas, quoi qu’il fasse ou qu’il dise, tant qu’il ne m’aura pas montré cet anneau. Mais, dès que je l’aurai vu, nul pouvoir, nulle défense royale, ne m’empêcheront de faire ce que tu m’auras mandé, que ce soit sagesse ou folie. – Amie, je vous donne Husdent. – Ami, prenez cet anneau en récompense ». Et tous deux se baisèrent sur les lèvres.
Or, laissant les amants à l’ermitage, Ogrin avait cheminé sur sa béquille jusqu’au Mont ; il y acheta du vair, du gris, de l’hermine, des draps de soie, de pourpre et d’écarlate, et un chainse plus blanc que fleur de lis, et encore un palefroi harnaché d’or, qui allait l’amble doucement. Les gens riaient à le voir disperser, pour ces achats étranges et magnifiques, ses deniers dès longtemps amassés ; mais le vieil homme chargea sur le palefroi les riches étoffes et revint auprès d’Iseut : « Reine, vos vêtements tombent en lambeaux ; acceptez ces présents, afin que vous soyez plus belle le jour où vous irez au Gué Aventureux ; je crains qu’ils ne vous déplaisent : je ne suis pas expert à choisir de tels atours ».
Pourtant, le roi faisait crier par la Cornouailles la nouvelle qu’à trois jours de là, au Gué Aventureux, il ferait accord avec la reine. Dames et chevaliers se rendirent en foule à cette assemblée ; tous désiraient revoir la reine Iseut, tous l’aimaient, sauf les trois félons qui survivaient encore. Mais de ces trois, l’un mourra par l’épée, l’autre périra transpercé par une flèche, l’autre noyé ; et, quant au forestier, Perinis, le Franc, le Blond, l’assommera à coups de son bâton, dans le bois. Ainsi Dieu, qui hait toute démesure, vengera les amants de leurs ennemis !
Au jour marqué pour l’assemblée, au Gué Aventureux, la prairie brillait au loin, toute tendue et parée des riches tentes des barons. Dans la forêt, Tristan chevauchait avec Iseut, et, par crainte d’une embûche, il avait revêtu son haubert sous ses haillons. Soudain, tous deux apparurent au seuil de la forêt et virent au loin, parmi ses barons, le roi Marc.
« Amie, dit Tristan, voici le roi votre seigneur, ses chevaliers et ses soudoyers ; ils viennent vers nous ; dans un instant nous ne pourrons plus nous parler. Par le Dieu puissant et glorieux, je vous conjure : si jamais je vous adresse un message, faites ce que je vous manderai ! – Ami Tristan, dès que j’aurai revu l’anneau de jaspe vert, ni tour, ni mur, ni fort château ne m’empêcheront de faire la volonté de mon ami. – Iseut, Dieu t’en sache gré ![53] »
Leurs deux chevaux marchaient côte à côte : il l’attira vers lui et la pressa entre ses bras. « Ami, dit Iseut, entends ma dernière prière : tu vas quitter ce pays ; attends du moins quelques jours ; cache-toi, tant que tu saches comment me traite le roi, dans sa colère ou sa bonté!… Je suis seule : qui me défendra des félons ? J’ai peur ! Le forestier Orri t’hébergera secrètement ; glisse-toi la nuit jusqu’au cellier ruiné : j’y enverrai Perinis pour te dire si nul me maltraite. – Amie, nul n’osera. Je resterai caché chez Orri : quiconque te fera outrage, qu’il se garde de moi comme de l’Ennemi ! »
Les deux troupes s’étaient assez rapprochées pour échanger leurs saluts. À une portée d’arc en avant des siens, le roi chevauchait hardiment ; avec lui, Dinas de Lidan. Quand les barons l’eurent rejoint, Tristan, tenant par les rênes le palefroi d’Iseut, salua le roi et dit : « Roi, je te rends Iseut la Blonde. Devant les hommes de ta terre, je te requiers de m’admettre à me défendre en ta cour. Jamais je n’ai été jugé. Fais que je me justifie par bataille : vaincu, brûle-moi dans le soufre ; vainqueur, retiens-moi près de toi ; ou, si tu ne veux pas me retenir, je m’en irai vers un pays lointain ».
Nul n’accepta le défi de Tristan. Alors, Marc prit, à son tour, le palefroi d’Iseut par les rênes, et, la confiant à Dinas, se mit à l’écart pour prendre conseil.
Joyeux, Dinas fit à la reine maint honneur et mainte courtoisie. Il lui ôta sa chape d’écarlate somptueuse, et son corps apparut gracieux sous la tunique fine et le grand bliaut de soie. Et la reine sourit au souvenir du vieil ermite, qui n’avait pas épargné ses deniers. Sa robe est riche, ses membres délicats, ses yeux vairs, ses cheveux clairs comme des rayons de soleil.
Quand les félons la virent belle et honorée comme jadis, irrités, ils chevauchèrent vers le roi. À ce moment, un baron, André de Nicole, s’efforçait de le persuader : « Sire, disait-il, retiens Tristan près de toi ; tu seras, grâce à lui, un roi plus redouté ».
Et, peu à peu, il assouplissait le cœur de Marc. Mais les félons vinrent à l’encontre et dirent : « Roi, écoute le conseil que nous te donnons en loyauté. On a médit de la reine ; à tort, nous l’accordons ; mais si Tristan et elle rentrent ensemble à ta cour, on en parlera de nouveau. Laisse plutôt Tristan s’éloigner quelque temps ; un jour, sans doute, tu le rappelleras ».
Marc fit ainsi : il fit mander à Tristan par ses barons de s’éloigner sans délai. Alors, Tristan vint vers la reine et lui dit adieu. Ils se regardèrent. La reine eut honte à cause de l’assemblée et rougit. Mais le roi fut ému de pitié, et, parlant à son neveu pour la première fois : « Où iras-tu, sous ces haillons ? Prends dans mon trésor ce que tu voudras, or, argent, vair et gris. – Roi, dit Tristan, je n’y prendrai ni un denier, ni une maille. Comme je pourrai, j’irai servir à grand’joie le riche roi de Frise ».
Il tourna bride et descendit vers la mer. Iseut le suivit du regard, et, si longtemps qu’elle put l’apercevoir au loin, ne se détourna point.
À la nouvelle de l’accord, grands et petits, hommes, femmes et enfants accoururent en foule hors la ville à la rencontre d’Iseut ; et, menant grand deuil de l’exil de Tristan, ils faisaient fête à leur reine retrouvée. Au bruit des cloches, par les rues bien jonchées, encourtinées de soie, le roi, les comtes et les princes lui firent cortège ; les portes du palais s’ouvrirent à tous venants ; riches et pauvres purent s’asseoir et manger, et, pour célébrer ce jour, Marc, ayant affranchi cent de ses serfs, donna l’épée et le haubert à vingt bacheliers qu’il arma de sa main.
Cependant, la nuit venue, Tristan, comme il l’avait promis à la reine, se glissa chez le forestier Orri, qui l’hébergea secrètement dans le cellier ruiné. Que les félons se gardent !
XII
Le jugement par le fer rouge
Bientôt, Denoalen, Andret et Gondoïne se crurent en sûreté : sans doute, Tristan traînait sa vie outre la mer, en pays trop lointain pour les atteindre. Donc, un jour de chasse, comme le roi, écoutant les abois de sa meute, retenait son cheval au milieu d’un essart, tous trois chevauchèrent vers lui : « Roi, entends notre parole. Tu avais condamné la reine sans jugement, et c’était forfaire ; aujourd’hui tu l’absous sans jugement : n’est-ce pas forfaire encore ? Jamais elle ne s’est justifiée, et les barons de ton pays vous en blâment tous deux. Conseille-lui plutôt de réclamer elle-même le jugement de Dieu. Que lui en coûtera-t-il, innocente, de jurer sur les ossements des saints qu’elle n’a jamais failli ? Innocente, de saisir un fer rougi au feu ? Ainsi le veut la coutume, et par cette facile épreuve seront à jamais dissipés les soupçons anciens ».
Marc irrité répondit : « Que Dieu vous détruise, seigneurs cornouaillais, vous qui sans répit cherchez ma honte ! Pour vous j’ai chassé mon neveu ; qu’exigez-vous encore ? Que je chasse la reine en Irlande ? Quels sont vos griefs nouveaux ? Contre les anciens griefs, Tristan ne s’est-il pas offert à la défendre ? Pour la justifier, il vous a présenté la bataille et vous l’entendiez tous : que n’avez-vous pris contre lui vos écus et vos lances ? Seigneurs, vous m’avez requis outre le droit ; craignez donc que l’homme pour vous chassé, je le rappelle ici ! »
Alors les couards tremblèrent ; ils crurent voir Tristan revenu, qui saignait à blanc leurs corps. « Sire, nous vous donnions loyal conseil, pour votre honneur, comme il sied à vos féaux ; mais nous nous tairons désormais. Oubliez votre courroux, rendez-nous votre paix ! »
Mais Marc se dressa sur ses arçons : « Hors de ma terre, félons ! Vous n’aurez plus ma paix. Pour vous j’ai chassé Tristan ; à votre tour, hors de ma terre ! – Soit, beau sire ! Nos châteaux sont forts, bien clos de pieux, sur des rocs durs à gravir ! »
Et, sans le saluer, ils tournèrent bride. Sans attendre limiers ni veneurs, Marc poussa son cheval vers Tintagel, monta les degrés de la salle, et la reine entendit son pas pressé retentir sur les dalles. Elle se leva, vint à sa rencontre, lui prit son épée, comme elle avait coutume, et s’inclina jusqu’à ses pieds. Marc la retint par les mains et la relevait, quand Iseut, haussant vers lui son regard, vit ses nobles traits tourmentés par la colère : tel il lui était apparu jadis, forcené, devant le bûcher. « Ah ! pensa-t-elle, mon ami est découvert, le roi l’a pris! » Son cœur se refroidit dans sa poitrine, et sans une parole, elle s’abattit aux pieds du roi. Il la prit dans ses bras et la baisa doucement ; peu à peu elle se ranimait : « Amie, amie, quel est votre tourment ? —Sire, j’ai peur ; je vous ai vu si courroucé ! – Oui, je revenais irrité de cette chasse. – Ah ! Seigneur, si vos veneurs vous ont marri, vous sied-il de prendre tant à cœur des fâcheries de chasse ? »
Marc sourit de ce propos : « Non, amie, mes veneurs ne m’ont pas irrité ; mais trois félons, qui, dès longtemps, nous haïssent ; tu les connais, Andret, Denoalen, et Gondoïne ; je les ai chassés de ma terre. – Sire, quel mal ont-ils osé dire de moi ? – Que t’importe ? Je les ai chassés. – Sire, chacun a le droit de dire sa pensée. Mais j’ai le droit aussi de connaître le blâme jeté sur moi. Et de qui l’apprendrais-je, sinon de vous ? Seule en ce pays étranger, je n’ai personne, hormis vous, sire, pour me défendre. – Soit. Ils prétendaient donc qu’il te convient de te justifier par le serment et par l’épreuve du fer rouge. « La reine, disaient-ils, ne devrait-elle pas requérir elle-même ce jugement ? Ces épreuves sont légères à qui se sait innocent. Que lui en coûterait-il?… Dieu est vrai juge ; il dissiperait à jamais les griefs anciens… ». Voilà ce qu’ils prétendaient. Mais laissons ces choses. Je les ai chassés, te dis-je ».
Iseut frémit ; elle regarda le roi : « Sire, mandez-leur de revenir à votre cour. Je me justifierai par serment. – Quand ? – Au dixième jour. – Ce terme est bien proche, amie. – Il n’est que trop lointain. Mais je requiers que d’ici là vous mandiez au roi Arthur de chevaucher avec monseigneur Gauvain, avec Girflet, Ké le sénéchal et cent de ses chevaliers jusqu’à la marche de votre terre, à la Blanche-Lande, sur la rive du fleuve qui sépare vos royaumes. C’est là, devant eux, que je veux faire le serment, et non devant vos seuls barons : car, à peine aurais-je juré, vos barons vous requerraient encore de m’imposer nouvelle épreuve et jamais nos tourments ne finiraient. Mais ils n’oseront plus, si Arthur et ses chevaliers sont les garants du jugement ».
Tandis que se hâtaient vers Carduel les hérauts d’armes, messagers de Marc auprès du roi Arthur, secrètement Iseut envoya vers Tristan son valet Perinis le Blond, le Fidèle. Perinis courut sous les bois, évitant les sentiers frayés, tant qu’il atteignit la cabane d’Orri le forestier, où, depuis de longs jours, Tristan l’attendait. Perinis lui rapporta les choses advenues, la nouvelle félonie, le terme du jugement, l’heure et le lieu marqués : « Sire, ma dame vous mande qu’au jour fixé, sous une robe de pèlerin, si habilement déguisé que nul ne puisse vous reconnaître, sans armes, vous soyez à la Blanche-Lande : il lui faut, pour atteindre au lieu du jugement, passer le fleuve en barque ; sur la rive opposée, là où seront les chevaliers du roi Arthur, vous l’attendrez. Sans doute, alors vous pourrez lui porter aide. Ma dame redoute le jour du jugement : pourtant elle se fie en la courtoisie de Dieu, qui déjà sut l’arracher aux mains des lépreux. – Retourne vers la reine, beau doux ami Perinis : dis-lui que je ferai sa volonté ».
Or, seigneurs, quand Perinis s’en retourna vers Tintagel, il advint qu’il aperçut dans un fourré le même forestier qui, naguère, ayant surpris les amants endormis, les avait dénoncés au roi. Un jour qu’il était ivre, il s’était vanté de sa traîtrise. L’homme, ayant creusé dans la terre un trou profond, le recouvrait habilement de branchages, pour y prendre loups et sangliers. Il vit s’élancer sur lui le valet de la reine et voulut fuir. Mais Perinis l’accula sur le bord du piège : « Espion qui as vendu la reine, pourquoi t’enfuir ? Reste là, près de la tombe, que toi-même as pris le soin de creuser ! »
Son bâton tournoya dans l’air en bourdonnant. Le bâton et le crâne se brisèrent à la fois, et Perinis le Blond, le Fidèle, poussa du pied le corps dans la fosse couverte de branches.
Au jour marqué pour le jugement, le roi Marc, Iseut et les barons de Cornouailles, ayant chevauché jusqu’à la Blanche-Lande, parvinrent en bel arroi devant le fleuve, et, massés au long de l’autre rive, les chevaliers d’Arthur les saluèrent de leurs bannières brillantes. Devant eux, assis sur la berge, un pèlerin miséreux, enveloppé dans sa chape, où pendaient des coquilles, tendait sa sébile de bois et demandait l’aumône d’une voix aiguë et dolente. À force de rames, les barques de Cornouailles approchaient. Quand elles furent près d’atterrir, Iseut demanda aux chevaliers qui l’entouraient : « Seigneurs, comment pourrai-je atteindre à la terre ferme, sans souiller mes longs vêtements dans cette fange ? Il faudrait qu’un passeur vint m’aider ».